Les réparations admirables

Philippe Gabilliet, professeur émérite à ESCP Business School, est intervenu le 29 janvier sur le thème du XVe colloque de DPA qui s’ouvrira le 5 juillet prochain en Avignon : En réparation (s).

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Emprunté au latin chrétien reparatio au XIVe siècle - renouvellement, rachat, rédemption, reparatio vitae -, ‘’réparer’’ signifie aussi remettre un bien en état. On répare également les corps… on rêve parfois de les ‘’augmenter’’. 

Mais la ‘’réparation’’ n’a pas le même sens, la même valeur, selon les époques, les milieux, les cultures. Elle peut aussi représenter la transmission d’une histoire, une vision - artistique, créatrice, sociale - du passé, du présent et de l’avenir, voire une expression du soi.

La réparation permet de compenser un préjudice (au civil, au pénal, en nature…). Les ‘’réparations’’ après une guerre ou un génocide, permettent - autant qu’il est possible - la reprise d’une vie commune. Être conscient de l’irréparable n’empêche pas de l’affronter pour ne pas sombrer à nouveau dans la guerre et le désespoir.

Remplacer ou réparer. Question de cultures…

« l’incomplétude est au cœur d’un réel imparfait, transitoire, fragile. » 

L’incomplétude, dans tous les sens du terme, est au cœur d’un réel imparfait, transitoire, fragile : objets, personnes, corps, relations. Philippe Gabilliet cite à ce propos Épictète[1] et François Pétrarque[2]

De fait, toutes les époques, cultures, milieux, n’ont pas la même vision du neuf et de la réparation. Si le souci de réparer, faire durer, transmettre, est moins présent dans certaines formes de vies sociales aujourd’hui, quand les temps du mariage et de la mort sont retardés, il l’est davantage dans le luxe, l’art, l’architecture, l’environnement, la consommation d’objets, la biologie, l’écologie.

Transmettre et réparer, exprimer… La réparation sans limites de l’objet précieux, du vêtement, de l’œuvre d’art, peuvent représenter la transmission d’une culture, une vision nouvelle du monde, voire l’expression d’un ‘’soi’’. Hermès en a été dans son domaine un précurseur. Pour Robert Dumas, gendre d’Émile Hermès, « Le luxe, dans le fond, c’est d’abord ce qui se répare. »[3]

Parer à nouveau un objet, un corps, en le réparant, magnifie sa valeur. Ainsi, les tatouages qui recouvrent une cicatrice après une opération. 

Le Kintugi (‘’jointure d’or’’) est une technique apparue au XVe siècle au Japon qui consiste à réparer les objets en soulignant les jointures recollées avec de l'or. Elle symbolise aussi un rapport aux objets et à leur transmission. 

Enfin, pour le poète Francis Ponge, l’artiste est un « chercheur ». « Il doit ouvrir un atelier, et y prendre en réparation le monde, par fragment, comme il lui vient. »   

Dans nos sociétés avancées, la réparation a pris aussi une valeur politique, écologique, culturelle, économique... De 2009 à Amsterdam à 2016 à Paris, se sont ouverts de nombreux ‘’Repair Cafés’’ - ateliers collaboratifs de réparation des objets.

Du progrès continu des sciences au rêve d'un corps augmenté.

Les corps, comme les objets, sont de mieux en mieux réparés. On dit d’un malade en réanimation qu’il a été ‘’techniqué’’. On en arrive alors au rêve de la ‘’réparation d’augmentation’’ qu’expriment des figures des nouvelles technologies ou de très célèbres séries télévisées – telles L’Homme qui valait trois milliards et Super Jaimie. Leurs héros se voient greffer des prothèses « bio-ioniques » …. que le grand froid rend cependant inutilisables. La réparation rend plus fort, mais crée aussi des fragilités.

Réparer et réconcilier. La réparation, forme moderne de l’optimisme.

L’Idéal réparateur devient utilitariste si l’injonction à réparer, se réparer, ne laisse pas de place à l’acceptation de la perte. La résilience n’est pas toujours possible, pensable, mais il existe des processus de réconciliation. Il faut savoir les affronter pour ne pas sombrer dans la guerre ou le désespoir. 

Lors de sa « Grande Conférence » pour l’Institut d’études lévinassiennes à Paris, Bernard-Henri Lévy a répondu à Benny Lévy (« il y a un avenir même pour le Mal » ) en évoquant le grand talmudiste Rabbi Haïm de Volozine (auteur de L’Âme de la vie ) sur le thème de ‘’la réparation’’. « Non plus sauver le monde. Encore moins le recommencer. Mais juste le réparer, à la façon dont on répare les vases brisés. J’aime ce mot de réparation. Il est modeste. Il est sage. Mais il est aussi vertigineux. (…) Il nous parle du présent. » 

 


 


[1] Pour Épictète, la seule chose qui dépende réellement de nous est la manière dont nous décidons de percevoir le réel (donc, dont nous le réparons).

[2]Parvenu au sommet du Mont Ventoux, Les Confessions d’Augustin en main, Pétrarque évoque la « faille », « l'instabilité des choses humaines ». La vie, l’amour terrestres sont à la fois désir, perte et réparation (Sonnets et chansons –Pendant  la vie de Laure. I. « Avant que je retourne à vous, brillantes étoiles, ou que je tombe dans l’amoureuse forêt, y laissant mon corps qui deviendra poussière ténue, puissé-je voir en elle (Laure) quelque pitié ; car en un seul jour elle peut réparer bien des années. »).  

[3] Chaque année, Hermès répare jusqu'à 100 000 pièces. 80 artisans y travaillent dans deux ateliers de maroquinerie.

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